Le Collectif de soutien aux Maliens de Montfort sur Meu

Nos papiers s\'il vous plaît

 

Les employés de Millenium occupent les locaux de l'entreprise. Un semblant de vie s'organise.


MATTHIEU RONDEL POUR "LE MONDE"
Les employés de Millenium occupent les locaux de l’entreprise. Un semblant de vie s’organise.


epuis le 15 avril, ils dorment sur des palettes. Ils mangent et ils se lavent au milieu de bennes, de chariots élévateurs ou de bonbonnes de gaz. Des voisins, des élus, des profs viennent les soutenir et les soulagent en apportant couvertures et nourriture. Et aussi un peu d’argent, près de 1 000 euros en quelques jours. Ils sont 46, des Maliens pour la plupart, à "lutter" ainsi, jour et nuit, dans ce drôle de décorum de 1 000 m2 : le siège de Millenium, leur entreprise de nettoyage industriel basée à Igny, dans l’Essonne.
La musique de Youssou N’Dour, échappée d’un vieux poste radio, a beau distiller une onde de chaleur, les visages sont marqués par l’inquiétude. Une seule chose obsède ces hommes : la régularisation. Leur combat, c’est obtenir une carte de séjour, des papiers en règle et continuer de vivre en France sans l’angoisse quotidienne "d’un retour direct pour Bamako". Pour parvenir à leurs fins, ils se sont lancés dans une grève illimitée. Ce mouvement social leur offre une tribune inespérée pour dénoncer leurs conditions de travail. Eux qui n’ont jamais signé de contrat d’embauche et qui sont payés à la tâche.

Ils ne sont pas seuls dans leur lutte. La grève est également suivie par plus de 600 autres Africains répartis dans cinq départements d’Ile-de-France. Mais de toutes les entreprises occupées, Millenium est la plus touchée par ce mouvement qui a été initié par la CGT et l’association Droits devant ! Cyril Jagoury, le jeune directeur général de Millenium (300 employés, 4,5 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2007), se dit "extrêmement surpris" par cette occupation des locaux. "C’est psychologiquement difficile, ce qui nous arrive", lance-t-il.

Comme n’importe quel salarié, ces étrangers en situation irrégulière - comme les caractérise le vocabulaire administratif - possèdent des fiches de paie, des feuilles d’imposition, cotisent pour leur retraite... C’est le cas de Kabba Mansa, 28 ans. Originaire de Sierra Leone, il est arrivé en France le 7 décembre 2001, chez Millenium le 20 mars 2002. "Je cherchais du travail, raconte ce gaillard haut de 2 mètres. Des gens m’avaient dit que Millenium embauchait facilement les étrangers." Facilement ? "Oui, j’ai donné la photocopie de la carte Vitale et de la carte d’identité française d’un ami", assure ce cariste. Ressemblant ? "Pas vraiment, rigole-t-il. J’ai juste tenté ma chance." Sa "chance" résiste une année.

Chez Millenium, les salariés sont payés par chèque. Le libellé de l’ordre doit forcément correspondre au titulaire du compte en banque. Mais quand l’"ami" quitte la France et ferme son compte, Kabba Mansa doit prendre une autre identité. Il décide de faire une demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Refusée.

Cette demande lui permet toutefois d’obtenir un numéro de Sécurité sociale, d’ouvrir un compte en banque et d’obtenir une autorisation provisoire de séjour (APS) de trois mois renouvelable - mais sans autorisation de travailler. "J’ai scanné mon APS, effacé la mention "sans autorisation de travailler". Je l’ai remplacée par "avec autorisation de travailler" et j’ai donné mon titre de séjour à mon chef d’équipe", poursuit-il. Le 1er octobre 2003, cet ouvrier, payé 10 euros brut de l’heure, reçoit sa fiche de paie avec, cette fois-ci, son nom et un nouveau numéro de Sécu.

Les exemples de ces petits arrangements administratifs se multiplient. Konaté Birama, 33 ans, surnommé "l’homme aux trois visages", a travaillé pour Millenium avec plusieurs identités différentes. "J’ai pas changé de tête, sourit-il. J’ai toujours donné une photocopie d’une carte de séjour et de la carte Vitale. Mon chef d’équipe me les a toujours prises."

D’autres employés, au contraire, se sont toujours refusés à emprunter l’identité d’un autre. Question d’honneur ! Comme Hamet, Ibrahima Traoré II - il a un homonyme dans l’entreprise -, qui a préféré acheter une fausse carte de séjour à 300 euros.

Il lui arrive de jouer au traducteur soninké-français pour un de ses collègues, Dodo Coulibaly. A 32 ans, celui-ci est surnommé "le robot", car il a souvent travaillé plus de 300 heures par mois, à 8,27 euros brut de l’heure. M. Coulibaly assure qu’il a été déclaré seulement 151 heures, et que le reste est "soi-disant" reporté à plus tard, pour combler des mois plus creux. "Mais jamais la direction ne m’a payé mes heures", assure-t-il.

"Pour nous, la grève est notre dernier espoir", lâchent les employés de Millenium. Une phrase convenue, mais qui symbolise leur état d’esprit. "Avant nous, on avait vu des gens avoir des papiers après une grève, explique Mamoudou Sissoko. Pourquoi pas nous ?"

Cette question les tourmente depuis juin 2007. A cette époque, 150 employés de l’entreprise sont chargés, entre autres, du nettoyage du Salon international aéronautique du Bourget. Un matin, la police de Seine-Saint-Denis contrôle deux d’entre eux et constate que, malgré leur badge, ils n’ont pas de papiers en règle. Or le badge a été émis par les organisateurs de l’événement "sur les informations déclarées par l’employeur", précise Gilles Fournier, directeur du salon.

Ces deux employés sont placés en garde à vue et le siège de Millenium est perquisitionné. Le PDG, Alexis Guigaz, ainsi qu’un des six chefs d’équipe, Kanou Makassi, sont mis en examen par un juge d’instruction de Bobigny pour "travail dissimulé". "Notre directeur général nous a demandé de partir car la police allait venir nous contrôler", assure Mamoudou Sissoko, présent au Salon du Bourget. Une quarantaine d’employés - tous sans papiers - décident alors de ne plus mettre les pieds dans l’entreprise. Et se retrouvent, par la même occasion, sans un sou.

Au même moment, ces employés-là découvrent "à la télé" le combat de 68 salariés sans papiers de Buffalo Grill. Pendant cinq semaines, ces Africains ont occupé le restaurant de Viry-Châtillon, dans l’Essonne, pour réclamer une régularisation et dénoncer leurs conditions de travail. Après plusieurs jours de lutte, 22 d’entre eux seront régularisés.

"On a vu qu’ils étaient comme nous", raconte M. Sissoko. Alors, une petite délégation de Millenium prend contact avec le meneur : le cégétiste Raymond Chauveau. Secrétaire général de l’union locale de Massy, il est l’initiateur du mouvement des "Buffalo Grill", tout comme il avait été à l’origine de celui de la blanchisserie Modeluxe, en octobre 2006 (22 régularisations).

La CGT estime qu’il faut porter l’affaire Millenium aux prud’hommes. "C’est un licenciement abusif", explique Raymond Chauveau. "Nous sommes dans le droit du travail où, même s’il n’y a pas de contrat, les fiches de paie font foi", précise un autre syndicaliste, René-Marc Jilet. Quarante-huit dossiers sont alors constitués. Chacun de ces employés - préalablement syndiqué - réclame des indemnités de plusieurs milliers d’euros. La CGT promet de ne pas faire de vague médiatique si la direction s’engage à réintégrer ces salariés dans la société. La préfecture de l’Essonne étudie les dossiers en vue d’éventuelles régularisations. "On a quand même décidé de faire grève parce que les choses n’avançaient pas", souligne Kabba Mansa.

Le directeur général de Millenium, Cyril Jagoury, réfute point par point les accusations des grévistes. Au risque d’être qualifié d’hypocrite, il plaide l’ignorance : " Je découvre cette situation et c’est démoralisant, assure-t-il. Ce n’est pas moi qui m’occupe des embauches. D’un côté, on fait travailler ces gens. Nous cotisons pour eux. De l’autre, l’Etat vient nous dire que nous ne pouvons pas les garder."

Selon lui, parmi les 46 grévistes, la moitié a en réalité arrêté de travailler depuis juin 2007 car "ils ont eu vent de l’arrestation de leurs camarades". Faux, assurent les employés. Ils estiment qu’ils n’ont pas reçu de lettre de licenciement et donc qu’ils appartiennent toujours à Millenium. L’autre moitié des grévistes, selon la direction, ne travaille plus depuis des années pour l’entreprise. Pour M. Jagoury, ces employés "profitent" du mouvement de grève pour tenter d’arracher une régularisation.

Naïma Moukrin, déléguée syndicale FO, est catégorique : "Chaque nouvel employé fait l’objet d’une déclaration unique d’embauche auprès de l’Urssaf." Elle rejette donc la responsabilité sur cet organisme et la Sécurité sociale qui, regrette-t-elle, ne "détectent pas" les faux papiers présentés. Elle se dit même "trahie" par ces employés : "Ils ont triché."

Tout à sa volonté de trouver les vrais responsables, M. Jagoury se demande si certains de ses chefs d’équipe ne se seraient pas montrés "peu regardants" sur les documents fournis par les étrangers. Kanou Makassi, le chef d’équipe mis en examen, réfute ces sous-entendus. "Ce n’est pas à moi de contrôler les papiers, assène-t-il. Je mets les papiers des étrangers dans une enveloppe, puis je la donne à la secrétaire. Je ne les regarde même pas !"

Quant au PDG, Alexis Guigaz, il dit soutenir ses employés dans "cette épreuve" et dit "espérer" une régularisation. "Nous les reprendrons car ils sont très bons, assure même M. Jagoury. Nous ne sommes pas des voyous. Nous comprenons leur situation et leur désarroi."


27/04/2008
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